J’ai été conviée au festival Magnifique Printemps. Ça avait l’air vraiment chouette, j’avais hâte. Et puis, finalement, je suis restée chez moi… (l’autre jour, on m’a dit « Vraiment cette histoire de Covid, c’est pénible », et je propose de sélectionner cette sortie pour l’Euphémisme de la décennie).
L’équipe qui organisait l’événement a remodelé plusieurs fois l’organisation (la patience et la volonté des acteurices du monde de la culture en ces temps pétrifiés m’impressionne énormément). Le bal prévu a été transformé en émission de radio. Au final, le texte que je devais lire en public entre deux chansons a été enregistré à distance.
Le voici, si ça vous dit.
Consigne : Vous arrivez au bal. Vous poussez la porte et vous entendez les premières notes de… Nudes, de Claire Laffut feat. Yseult.
Votre texte devra commencer par : une envie immense de brûler la piste
et se terminera par : les yeux, le corps et les seins
Votre texte sera de 5000 signes max / pour 5 minutes de lecture.
…
Une envie immense de brûler la piste monte en moi, une envie de basses assourdissantes et de cris de joie, mais pas que. Brûler, oui, mais pas que la piste, tout, tout jusqu’à la cendre.
Envie de tout cramer, de tout consumer et de repartir de zéro, d’annuler, de faire table rase, d’effacer, parce que ça compte pas, viens, on dit que ça compte pas.
Envie de mentir, de dire qu’il ne se passe rien, qu’il ne s’est rien passé, que tout est normal, non, même pas normal, viens, on dit que tout est mieux.
Que tout est mieux que ce qu’on voit, que tout est mieux que ce qu’on croit, viens, on dit que l’éclaircie est déjà là, que l’embellie nous caresse, que la pluie est finie, et qu’il ne reste plus qu’une lumière rose qui nous lèche les joues. Viens, on dit que l’orage est passé.
On dit qu’on a tout réglé, qu’on a arrêté de faire nos têtes de cochon, qu’on a arrêté de ne rien écouter, qu’on a accepté de voir ce qu’il y avait à changer, et viens, on dit qu’on a réussi, qu’on a reconstruit. Viens, on dit qu’on s’aime, et pas juste nous, non, tout le monde, que finalement c’est possible, la paix, la tendresse et le reste ; viens, on dit que tout ira bien.
On dit qu’on en est là, qu’on en est à l’après, un après paisible qui sent l’herbe fraîche et l’écorce humide, un après avec de la place pour chacune, pour chacun, un après un peu bien, un après où tout le monde fait de son mieux.
On dit qu’on arrête les conneries et qu’on avance, qu’on fait les bons choix. On stoppe la machine, on donne à toutes, à tous, on nettoie, on répare, on prépare pour les enfants d’après, pour qu’eux aussi puissent danser. Pour qu’eux aussi puissent faire ce qui rend la vie douce, viens, on dit qu’on
leur laisse mieux que ce qu’on a trouvé. Et comme on a tout réglé, qu’on a arrêté les bêtises, qu’on a refait du possible, nous aussi, on dit qu’on a l’esprit tranquille et qu’on peut danser, viens, on dit que maintenant on danse. En secouant ce qu’on peut, en secouant les bras, les cheveux, ou juste le bout des orteils pour qui n’ose pas : juste le bout des doigts pour qui ne peut pas, viens, on dit qu’on danse.
Qu’on danse et pas seulement. Qu’on ouvre les yeux et qu’on commence une collection ; une collection précieuse et insignifiante de choses précieuses et insignifiantes. Une collection avec dedans les sourires des petits chiens, les câlins des mamies. L’odeur du pain. Les billes de verre et leurs volutes cachées. Les promenades quand il fait chaud au soleil de janvier. Les promenades quand il fait tiède au vent des soirs de juillet. La galette des rois et quand même c’est bizarre que ce soient toujours les plus jeunes qui finissent couronnées, vous ne trouvez pas ? Les ombres des arbres sur les murs ensoleillés. Les pieds qu’on trempe dans l’eau glacée de la mer, de la rivière ou du bidet. Les choses qui ne coûtent pas cher et qu’on préfère : les blagues de prout, les secrets qu’on glisse aux oreilles des amies, les fous-rires qui nous tordent le ventre, quand c’est le pire moment et qu’on n’arrive pas à s’arrêter, viens, on dit qu’on rit très fort pour faire finir l’hiver plus vite et appeler un magnifique printemps.
On dit qu’on abandonne l’hiver mais pas seulement, on dit qu’on s’accroche, qu’on se serre très fort, on dit qu’on tient bon, parce que ça va finir et que quand ça sera fini, ça ne sera pas fini, ça ne fera que commencer, viens, on dit que ça ne fait que commencer, on se raconte tout ce qui peut être bien, tout ce qui va être bien. Viens, on dit que ça va être bien.
On se raconte les histoires qu’on dévore sous la couette, les tout petits orteils des bébés, les parties qu’on perd mais comme on a bien rigolé, même si on est vexée, en vrai ça va. On se raconte les gouttes de pluie qui frappent les vitres quand on est bien à l’abri à l’intérieur, le blanc-mauve électrique des éclairs, on se raconte ces moments moelleux comme de gros coussins, et on se raconte aussi le reste, ce qui fait un peu peur mais c’est pas grave parce que c’est aussi là qu’on sait qu’on a de la force même si parfois elle se cache bien ; on se raconte les cauchemars et les rêves un peu tristes, quand les idées noires nous serrent la gorge, on se raconte ce qu’on fait pour chasser les nuages, on se raconte les gens qui nous aiment et nous serrent fort dans leurs bras, on se raconte les frères et les sœurs qui nous énervent en nous piquant nos jouets quand on est riquiqui… et qui deviennent ensuite des pierres précieuses, des trésors incommensurables, une fois qu’on a grandi. On se raconte les gens du sang et les gens choisis, ceux qui nous aident quand on craque, qui nous relèvent quand on tombe, qui nous prennent pour des merveilles quand nous on se sent nulles. On se raconte les chatouilles, les bisous dans le cou et les genoux écorchés, on se raconte le skate, la course, la piscine et le vélo, le vélo surtout, le vélo en descente, quand ça file très vite et qu’on a un peu peur mais qu’on ne veut pas freiner, pas tout de suite, parce que c’est comme d’être en train de voler.
On se raconte la musique aussi, la musique surtout, on met des chansons jolies, des chansons qui nous font un peu honte, des chansons qui sont les deux, et on chante, viens, on dit qu’on chante. Qu’on chante très fort, qu’on laisse la musique nous habiter, nous réchauffer, nous emplir d’envies et
de courage, viens, on dit qu’on chante, à tue-tête, jusqu’à en avoir les oreilles qui carillonnent, la voix qui tremble, les joues en feu, viens, on dit que pour tenir dans tout ça, on a nous, on a les autres, on a nos petites collections, on dit qu’on chante et qu’on danse avec tout, les coudes, les pieds, les amis, les ennemis, les souvenirs, l’après, l’avant, les yeux, le corps et les seins.